Carpe diem sous coke
La peur de la mort, la frénésie de Noël, et ce sentiment de "jamais assez"
La bucket list : le vernis sagesse pour toutes vos angoisses existentielles
Je remarque qu’on parle beaucoup de carpe diem, de profitez-de-la-vie-car-elle-est-courte-et-on-va-tous-mourir, ou encore donnez-tout-ce-que-vous-avez-aujourd’hui-on-sait-jamais-quand-on-va-mourir. Faites une bucket list et mettez vous à réaliser vos rêves maintenant plutôt que plus tard parce que plus tard… ça va peut-être jamais arrivé, ok Jean-Mi on a compris la logique.
Dans l’absolu ça semble juste : c’est vrai qu’on va mourir, du coup la vie c’est précieux, du coup il faut en profiter. C’est imparable, c’est un vernis “sagesse éternelle” qui s’accorde avec tous les styles et ne fera tache dans aucun dîner. Et puis ça donne l’impression de faire quelque chose contre le temps qui passe et qui ne revient jamais. C’est une façon de lutter qui semble noble, raisonnable, voire inspirante : la vie est courte, rendons la digne d’être racontée. Vivons intensément. Au pire ça fera de belles photos pour Instagram.
Si on regarde de plus près, c’est souvent juste une stratégie de fuite sauce 21è siècle pour les questions existentielles.
Qu’est-ce qui se passe chez toi, qu’est-ce que tu ressens quand tu penses que la vie est courte, que tu peux mourir demain, et que chaque minute compte ?
Prends le temps de sentir, ne continue pas à lire juste pour lire. La suite de ce chapitre ne sert à rien si c’est juste pour rajouter ma théorie sur la tienne. Ce qui est précieux, c’est ton expérience, et ce qui est vrai pour toi au moment où tu lis ces lignes.
Donc, qu’est-ce que ça fait chez toi, quand tu te dis qu’il faut en profiter maintenant parce que plus tard n’est jamais garanti ?
Je peux te partager ce que ça crée chez moi, au moment où j’écris ces mots. Ça crée de l’agitation, un resserrement au niveau du thorax, et quelque chose qui monte dans mon ventre, comme un sentiment de “vite, vite”.
La vie est trop courte, vite, je dois la remplir, et de façon nourrissante et qui vaut le coup. Haaaaaaaaaa comment vais-je savoir après coup si c’était ça qu’il fallait faire ou bien cet autre truc ? Est-ce que je suis en train de “perdre du temps” dans ce job, cette relation, ce coin ?
Chez moi, ça crée de la frénésie et du manque de discernement. Si je suis pas sûre de ce qui sera important, alors il faut en faire le max. Ou alors ça me décourage et j’en fais pas grand chose, de toutes façons quelle importance, on va mourir à la fin (ça c’est ma version ado qui écoute Mano Solo à fond dans son discman).
Avoir peur de la mort et accepter la mort, c’est pas du tout la même chose
La peur de la mort (ou son déni), comme toutes les autres peurs, ça nous met en position de réagir. A l’origine, c’est le but de la peur. Tu vois un truc avec de grandes dents ou de grosses griffes qui fonce sur toi, et tu es censé·e réagir assez rapidement pour espérer t’en sortir et perpétuer l’espèce.
C’est le même mécanisme qui agit quand tu as peur de quoi que ce soit : ça te mobilise en mode instinctif et inconscient pour réagir. Et là tu connais la fameuse alternative : combattre ou fuir.
Mais là où c’est très important de faire la distinction, c’est que tu ne réagis pas à la réalité : tu réagis à ta peur.
Quand une réaction instinctive se met en place, c’est parce qu’il y a un danger perçu. Pas un danger réel. Même dans le cas où un animal sauvage te poursuit, tu ne sais pas ce qui se passerait si tu arrêtais de courir. C’est le but : éviter la situation qui pourrait être dangereuse ou mortelle.
Ce n’est donc pas la situation qui te fait réagir, c’est ta peur de la situation qui te fait réagir.
Cette distinction est fondamentale, parce qu’elle marche exactement de la même façon quelle que soit la situation perçue comme dangereuse.
Ce n’est pas la situation qui te fait réagir, c’est la peur de cette situation et de ses conséquences (supposées) qui te fait réagir
Ce n’est pas Situation => Réaction, c’est :
Peur => réaction
Le tigre imaginaire
Si on regarde un problème qui n’a ni de grandes dents ni de grosses griffes, c’est pour ça que les gens jaloux sont tout le temps en train de péter un câble sur des problèmes imaginaires : ils réagissent à la peur, pas du tout à la réalité (parfois jusqu’à provoquer le truc qu’iels craignent le plus, ce qui justifie donc la peur d’origine, quelle merveille la boucle est bouclée).
Tant que tu as peur, tu vis en réaction à cette peur.
Tout est orchestré inconsciemment pour éviter ce qui te terrifie. Eviter de ressentir ce que tu as décidé de ne pas ressentir. Manipuler, contrôler (ou plutôt tenter de contrôler) les évènements et les gens pour t’épargner la souffrance que tu imagines, le tigre imaginaire.
Où est le problème ? C’est plutôt sympa de ne pas ressentir de trucs qu’on ne veut pas ressentir non ?
Ça dépend de ce que tu veux vivre. Si c’est la peur qui dirige ta vie, alors une grande partie de ta force, de ta créativité, de ton originalité, de ta beauté, sera utilisée dans le but d’éviter ce qui te fait peur.
Pendant quelques années, j’ai été terrorisée par l’idée d’être enfermée quelque part. En particulier j’avais la hantise d’être enfermée dans un train ou un avion. Petit à petit cette peur a pris le pouvoir sur quasiment toute ma vie. Je répondais aux invitations en fonction de la distance et des transports à prendre, je m’inventais des envies de rester à la maison pour éviter de m’y confronter. Une partie de plus en plus importante de mes pensées était tournée vers ma peur, et que faire pour l’éviter. Je pouvais me mettre en colère si je me sentais incomprise ou que quelqu’un ne prenait pas en compte ma phobie et osait me proposer un truc loin de chez moi.
L’enfermement était mon tigre imaginaire, et je passais une bonne partie de mon temps et de mon énergie à courir pour l’éviter.
A l’échelle de la société, la mort est notre tigre imaginaire :
Tant que la mort est vécue comme une horreur à éviter ou repousser à tout prix, on vit en réaction, dans le refus inconscient de la réalité : que la vie telle qu’on la connaît est vouée à s’arrêter un jour, et on n’a aucune idée de quand ce sera.
C’est pour ça qu’on entend et pense des trucs comme : “la vie est trop courte”, “il est parti trop tôt”, “elle a été arrachée à la vie qu’elle devait mener”.
Aucune de ces phrases n’a de sens. Tu ne peux pas être “arraché·e” à la vie que t’aurait du avoir. Quand ça s’arrête, c’est la fin de ta vie. Point. Il n’y a pas de “vie que tu aurais du avoir”, tout comme il n’y a pas de “version de toi si tu n’avais pas écouté tes parents et que t’avais continué dans la peinture”. Il n’y a que ce qui est là. Lutter contre ne rend pas la vie plus précieuse, ça la rend juste plus frénétique.
Carpe diem sous coke
J’écris ce chapitre au moment des fêtes de Noël, c’est un bon moment pour observer toute cette machine de course à la vie en marche tout le restant de l’année : un mélange de surconsommation, surexcitation, suractivité, parce qu’inconsciemment la peur de la fin rôde et du coup il faut remplir, remplir et tout faire le plus vite et le plus possible. L’hyperactivité n’est pas la maladie de notre temps, c’est la conséquence logique d’un système qui tourne en boule sur sa peur de mourir.
C’est une espèce de parodie triste de la vie dans l’instant présent. C’est carpe diem sous cocaïne, parce que la vie file et dormir c’est pour les faibles.
On épuise le monde au même rythme qu’on s’épuise à l’intérieur. Intensément. Inconsciemment.
Et si on change la question ? Si on passe de “Qu’est-ce que tu ferais si ta vie s’arrêtait demain ?” à
“Qu’est-ce qui serait différent si tu n’avais pas peur de la mort ?”
Prends le temps de plonger dans cette question, si tu as envie, partage le en commentaires ou en m’écrivant (je lis tous mes mails même si je ne suis pas toujours rapide pour y répondre) : qu’est-ce qui sera différent si tu n’as pas peur de la mort ?
Et comme d’habitude, tu peux soutenir ce projet en partageant cet article, ou en invitant les personnes que ça pourrait intéresser à s’abonner.
En même temps que j’écrivais je suis tombée sur cette chanson en recommandation Youtube hahah les coïncidences, voici un bout du refrain :
“ Alors ne gâche pas le temps que tu as à attendre que le temps passe
C’est seulement une vie
C’est seulement un temps
Ce n’est pas assez long (…)”