J’ai un monstre à l’intérieur. Il est intransigeant, incontrôlable, intense. Il apparaît sans prévenir et tu peux pas négocier avec. Sa détermination est sans faille.
Pendant longtemps, j’avais l’impression d’être coupée en deux Laure.
Il y avait la version que j’appréciais, que je considérais comme ma vraie personnalité : ouverte, dynamique, drôle, curieuse et pleine de projets.
Et puis il y avait l’autre. Le monstre. Angoissée, déprimée, celle qui gère pas ses émotions, qui est dépassée par les évènements, celle qui a des pensées noires qui viennent de nulle part mais qui ont l’air si réelles.
Celle là n’avait pas le droit de cité. Je pouvais parler d’elle, à demi-mots, le plus souvent pour minimiser sa présence ou me rassurer (sans succès). Je me souviens d’une conversation particulièrement traumatisante où j’avais osé parler du monstre, en demandant à une pote si elle aussi parfois, elle avait peur de se suicider par accident, ou une conscience aiguë que quand t’es seule, tu pourrais mourir ou te tuer et rien ne t’en empêche. Elle m’avait regardé avec ce que j’interprétais comme de la pitié et wde l’inquiétude et je m’étais sentie encore plus seule avec mes pensées monstrueuses.
Pour me rassurer je me disais que c’était pas moi. C’était une excroissance, un fantôme, un truc qui me possédait par moments, mais pas la vraie moi. Au fond j’étais terrifiée de découvrir qu’en fait j’étais ça. Du coup je ne voulais pas reconnaître son existence. Surtout pas parler à un thérapeute ou ouvrir la boîte, alors que je pouvais le recommander sans problème à mes ami·es ou famille. Il fallait que ça reste “ce truc qui n’est pas moi”. L’immonde prothèse qui me laissait l’illusion que je pourrais la retirer un jour.
Il y avait moi, et il y avait le monstre.
Et je faisais en sorte que le monstre reste caché, j’essayais de comprendre ce qui le faisait sortir pour l’éviter à tout prix : la fatigue, les abus en tous genre, la perte de contrôle, les films ou articles sur la santé mentale, les gens déprimés ou anxieux. J’avais des trucs pour le forcer à retourner d’où il venait quand il se pointait : sorties, séries, plans, dépenses parfois. Mais le monstre se moquait bien de mes tentatives, de mes stratégies et de mes efforts. Il trouvait toujours des revenir squatter.
Plus il pointait son nez plus mon anxiété grandissait : j’avais peur qu’il finisse par s’installer pour de bon. Je me sentais victime d’une terrible injustice, frappée par une maladie que j’avais pas méritée, et qui revenait malgré tous mes efforts pour l’ignorer, la contrôler et la contourner.
Ces trois verbes résument assez bien mon rapport au monstre : ignorer, contrôler, contourner. Une valse en trois temps qui s’est terminée… dans le mur.
Le monstre s’échappe
Après des années à danser avec, le monstre a enfin réussi à briser ses chaînes et se faire connaître. J’ai commencé à faire des crises d’angoisse que je ne pouvais plus cacher. J’étais obligée de demander de l’aide et d’en parler, je ne pouvais plus faire semblant d’une façon convaincante.
Monstre 1 - Laure 0
Parenthèse : comment réagir face à quelqu’un qui va mal et en parle
Dans ma famille, comme dans beaucoup de familles, il y a deux réactions face à quelqu’un qui ne va pas bien :
On n’en parle pas
On dit à la personne que tout va bien et que ça va bien se passer et qu’il n’y a pas de raison de stresser
Et c’est bien intentionné et tout, mais putain, une bonne fois pour toutes : arrêtez de dire à une personne qui ne va pas bien que si, tout va bien, que la vie est belle et qu’elle a pas de raison d’aller mal.
On s’en fout. Ok ? Quand ça va mal, que les pensées s’emballent et que le monstre prend le devant de la scène, on est déjà assez en train de bader comme ça, on n’a pas besoin de rajouter une couche de solitude et de rejet de ce qu’on vit de la part de nos proches.
Si vous voulez être utile à quelqu’un qui bade, je propose trois alternatives : 1. demander à la personne de quoi elle a besoin. 2. Rester là en silence, tranquillement sans rajouter sa propre intensité à l’autre (au final la seule personne qui peut s’aider, c’est celle qui a un problème, donc la simple présence ça suffit très bien). 3. si on se sent trop impacté, le dire et partir. Oui, il vaut mieux partir et laisser la personne se gérer (ce qu’elle a les moyens de faire de toutes façons) plutôt que de se jeter dans un rôle de sauvetage ou de remontage de moral à la con.
Parenthèse refermée.
Bref, après 10 bonnes années sous le tapis, mon monstre en a eu sa claque et il est sorti au grand jour, sous la forme de crises d’angoisse de plus en plus pressantes. Petit à petit j’ai arrêté de prendre les transports pour aller loin, j’ai eu du mal avec le train, puis le métro, puis le bus, puis les grands magasins, etc.
Je me disais toujours que c’était pas vraiment moi, que j’étais victime d’un terrible malentendu, mais comme je ne pouvais plus l’ignorer, j’ai commencé des thérapies pour apprendre à gérer. Trouver de nouvelles stratégies, de nouveaux outils pour reprendre le contrôle sur moi.
Et j’ai pu retrouver une vie “normale”. J’avais toujours l’impression d’être squattée par un truc pas chouette, j’étais pas contente d’en être là. Je cherchais vaguement des coupables ou des raisons (mon passé traumatisant, mes vilains parents, mes vies passées tout ça tout ça 🤣), mais au moins, je pouvais gérer le quotidien.
Le monstre était toujours là, mais disons qu’on avait trouvé une forme de cohabitation forcée. Tant que j’étais pas trop fatiguée ou stressée, que je faisais de la cohérence cardiaque, que j’avais une bouteille d’eau et de quoi grignoter, tout allait à peu près bien.
Une partie de moi était toujours en deuil du temps où je n’avais pas besoin d’autant de grigris et de “trucs” pour faire un simple Paris-Lyon. J’avais trouvé une version vivable du quotidien, mais j’étais devenue un animal en laisse.
Par dépit, je me disais même que j’avais fini par l’accepter. Je pouvais en parler plus librement, j’avais mis à jour mon identité : j’étais une meuf angoissée. Ça donnait au moins une forme connue à mon problème, plutôt que m’en faire une idée catastrophique. Le monstre était là, mais avec un permis de séjour. J’avais toujours peur qu’il prenne le dessus un jour.
Je pensais que ce serait peut-être toujours comme ça, et ça m’enchantait pas mais je ne voyais pas d’alternative.
Les larmes du monstre
Pendant ces deux premières phases, qu’on pourrait volontiers appeler la phase de rejet et la phase de gestion, il y avait une constante : je refusais cette partie de mon expérience. Quand j’étais dans des émotions ou des états que je jugeais mauvais, je considérais que ce n’était pas moi, ou une version dégradée de moi, comme s’il existait une version parfaite de ma santé mentale et que seule celle-là était vraie.
Ce que j’appelais le monstre, c’était ni moi, ni pas moi, c’était seulement ça : des émotions et des états que je refusais de vivre.
Le seul monstre existait dans ma tête. C’est moi qui l’avait créé pour éviter de faire face à ces moments. Evidemment ça rendait le truc encore plus intense. Non seulement les émotions venaient, mais en plus je les rejetais.
Et même quand elles n’étaient pas là, toute une partie de mon énergie était utilisée à gérer, anticiper et empêcher le monstre de revenir. Donc même quand je vivais des choses que je voulais bien vivre, avec plaisir, le monstre était là, dans l’ombre. Parce que je le maintenais en vie. Je l’avais créé de toutes pièces pour me rejeter moi.
Et puis un jour, en me promenant, j’ai réalisé qu’il n’était plus là. J’étais partie me balader, et je n’avais pas d’eau, pas de trucs à grignoter, pas de cohérence cardiaque… et pas de monstre. En y réfléchissant bien ça faisait aussi des mois qu’il n’était pas venu non plus sous forme de pensées noires ou de déprime.
J’ai mis des mois à vraiment intégrer et comprendre ce qui s’était passé.
J’avais lu des trucs à l’époque du monstre sur l’acceptation, le fait de vivre pleinement ce qui se passe plutôt que le rejeter. Je trouvais ça insupportable. Je voulais même pas en entendre parler. Laisser vivre le monstre ? Pourquoi pas carrément lui filer mes clés et mon code de carte qu’il puisse me squatter encore plus complètement ?
Pourtant c’est bien une version de ça qui m’a permis de sortir de la gestion de crise pour revenir dans la vie sans contrôle.
Après des années de gestion, je me suis posée des questions différemment. Plutôt que “comment faire une bonne carrière ?” j’ai commencé à me demander “qu’est-ce que je veux vraiment ?”. Au lieu de “qu’est-ce qui va me sécuriser financièrement ?” : “qu’est-ce qui me donne de la curiosité et de la joie ?”. Et quand j’avais pas les réponses, je partais en recherche.
Jusque là ma question inconsciente qui guidait ma vie c’était : comment je gère ce bordel (= la vie) sans péter un câble ?
Je me souviens encore précisément de la séance de coaching dans laquelle ça a changé. Ça peut sembler étrange, mais j’ai senti que malgré la peur, je pouvais ouvrir une porte à l’intérieur. Je l’ai sentie s’ouvrir, je pouvais presque entendre le bruit de la clanche. A partir de là j’ai accepté de me rencontrer complètement : monstre, désirs, joies, cadavres, envies, besoins, etc. J’ai pris le package de la vie et j’ai laissé tomber mon contrôle sur ce à quoi devait ressembler ma vie.
J’ai remplacé le contrôle par de la curiosité, et c’est la meilleure décision que j’aie jamais prise.
Ça ne s’est pas fait en une fois, mais je n’ai plus travaillé sur mes angoisses, pourtant elles ont disparu. Je me suis posée de nouvelles questions, j’ai exploré qui j’étais et ce que je voulais vivre. Pas dans une version superficielle mais dans une vraie écoute, qui n’a cessé de se développer depuis. Souvent je n’avais pas de réponses, mais j’essayais. Je laissais l’expérience m’amener là où j’avais à apprendre. En chemin je me suis rendue compte que l’intensité ne m’annihilait pas. Je pouvais gérer de la joie intense, de l’incertitude, de la tristesse, et même de la panique.
Sur la pointe des pieds, sans que je le remarque, le monstre est parti. J’imagine qu’il a pleuré. De joie.
Je peux l’entendre d’ici :
“Ça y est, elle est là. On l’a ramenée à la maison.”
J’ai un monstre à l’intérieur.
Il est intransigeant, incontrôlable, intense. Il apparaît sans prévenir et tu peux pas négocier avec. Sa détermination est sans faille.
Parce qu’il avait un job beaucoup trop important : celui de me ramener à moi quand je voulais trop plaire ou me mentir. Et heureusement pour moi, il ne m’a jamais laissée tomber.
Très émouvant
Bonjour Laure, merci du partage. Je comprend très bien ce que tu décrits car je l'ai vécu plusieurs fois dans ma vie. Comme si à l'intérieur "une entité" prenait possession de mes émotions en me mettant dans un mal-être difficilement supportable, une urgence à "agir" qui parfois conduit à faire des conneries. C'est heureusement derrière moi, j'ai appris à vivre avec cela, c'est une part de moi qui existe et qui revient de moins en moins souvent. Elle revient quand je suis en stress, quand j'ai peur. Mais j'ai appris à la regarder en face. Je l'ai soignée avec l'écriture, du coaching, et aussi l'astrologie que je pratique et qui m'a aidé à comprendre mes tensions intérieures et à en faire quelque chose de plus créatif. Je repasse aussi par le corps, je pratique le yoga et la marche depuis 15 ans ce qui m'a permis de calmer cette "entité" inconfortable. Quand je l'entends arriver je la regarde, je joue un peu avec puis je lui dit "couché Rex !, va à la niche". Belle journée à toutes.