Je sais pas si tu as déjà remarqué, mais tu vis dans un film.
Et je ne parle pas seulement de ces moments où tu marches fièrement, après avoir claqué le beignet à une personne désagréable, en écoutant Who runs the world cheveux au vent, le soleil illuminant chacun de tes pas. Tu souris aux passants, tu t’y crois, tu es l’héroïne / le héros de ce moment.
Je parle aussi des moments désagréables : quand tu es sur ton lit après une mauvaise nouvelle ou pendant une mauvaise période et que tout est gris à l’intérieur. Si tu te laisses aller, tu as l’impression qu’en fait, tout ça n’est qu’une vaste blague et que ça n’a jamais vraiment été bien dans toute ta vie.
Non seulement tu crois ça mais tu as plein de preuves à disposition : des souvenirs d’autres moments où ça n’allait pas, des questions, des doutes. C’est bien simple, si tu essaies de te souvenir d’un temps où ça allait bien, si tu essaies même de faire revenir le moment Beyoncé dans ta mémoire, tu ne vas plus le trouver, ou bien il aura pris une toute autre teinte. Ton cerveau tourne en boucle sur le DVD “Mon affligeante vie dans toute sa médiocrité” vol. 1 à 16 avec les commentaires du réalisateur et les pires critiques des gens qui ne t’aiment pas en bonus !
Ça marche aussi pour les moments où tu as la patate, d’où l’expression “rien ne pourrait m’arrêter”. Dans ces moments de confiance et de bien être, c’est le contraire, la machine te déverse un streaming continu de “Je suis vraiment incroyable” inclus l’épisode élu meilleur épisode de tous les temps par ton égo : “Les autres sont de sombres merdes par rapport à moi, en fait”.
Bienvenue dans ton monde
Si tu as pris un peu de temps pour observer comment ça fonctionne, tu ne peux qu’arriver à cette conclusion : c’est le bordel, là dedans. Et surtout : tu ne peux pas te fier à ce que tu penses.
On a appris à considérer le cerveau comme cette incroyable machine performante et fiable. La botte secrète de l’humanité, sa singularité, son outil de prédilection. On a appris à compter dessus très tôt : mémoriser, résoudre des problèmes, communiquer. Quand on voit la place du sport et des activités créatives dans l’éducation classique, on comprend vite que ce qui est le plus important dans ce monde, c’est ce qu’on peut faire entrer et sortir de son ciboulot.
Le problème, c’est que ça ne fonctionne pas aussi rondement que ça en a l’air.
Le cerveau, ou pour être plus précise la partie qu’on appelle “le mental”, c’est-à-dire le cerveau analytique, qui gère aussi le langage, n’est pas un ordinateur. C’est plus un monteur fou.
Son rôle n’est pas du tout de te montrer la réalité, c’est de te montrer la version de la réalité qui colle avec ce qu’il croit déjà. Dans le moment où tu vas mal, tu crois que tu es un immonde morceau de croûte sur le canapé de l’humanité : hop, il va te chercher tout ce qui corrobore cette croyance. Tu crois que t’es victime de quelqu’un ? C’est parti pour le montage, dans lequel tu as 100% raison et les autres ont 100% les torts. On croit que notre mental est un truc subtil et fin, mais en fait, c’est plus un genre de Harry, un ami qui vous veut du bien : ambiance interprétation littérale et raccourcis.
Du coup : tu vis dans un film, que tu appelles “ma vie”, et les gens que tu croises vivent dans le leur. Selon les moments, les personnes, les épreuves, le contexte, le film peut être plus ou moins sympa, ou plus ou moins lugubre. Et les autres sont dans leur propre film, de leur côté. Tu crois que tu croises du monde, mais en fait, il n’y a aucun autre personnage dans ton film : les autres n’existent que dans le rôle que tu leur donnes, avec ce que tu crois et imagine d’elleux. Tu es le réaliseur, l’actrice principale, l’équipe son et image et ton mental, c’est le monteur de tout ça.
En conclusion : croire ce que ton mental te raconte, c’est comme croire que l’acteur qui joue Spiderman a vraiment des super-pouvoirs, ou que Anthony Hopkins est un dangereux cannibale.
En fait si tu veux comprendre comment fonctionne vraiment le mental, faut pas regarder un ordi, mais les infos :
Que tu sois d’accord ou pas avec ce qu’on te livre dans les journaux, ça n’est qu’une sélection, avec un angle particulier, une quantité infime de ce qui se passe à chaque instant sur terre (et je parle même pas du reste de l’univers). Tu peux trouver des personnes qui vont sincèrement défendre (et démontrer) des points de vue parfaitement contraires. Dans la vraie vie, c’est pareil : les gens vont se prendre la tête parce que dans leur film à eux, c’est très très irréfutable qu’un truc est inacceptable, alors que dans le film de quelqu’un d’autre, c’est tout à fait ok.
Les uns traitent les autres de fake news, les autres s’offusquent “comment est-ce possible d’être aussi malhonnête ?”
Ça, c’est le job du mental. Un espèce de montage d’images et moments choisis qui vont toujours à 100% aller dans le sens de ce que tu crois à ce moment là.
Ok, super mais c’est quoi l’intérêt ?
Déjà, prends le temps de voir si ce que tu viens de lire te semble juste. Pas parce que tu le lis et tu vas pouvoir l’ajouter à ta collection d’idées et d’images pour tes prochains montages.
Prends le temps de rester immobile, et de sentir si ça sonne juste pour toi. Est-ce que tu reconnais le mode “monteur hors contrôle” de ton mental ? Est-ce que tu crois sur parole tout ce qui se passe à l’intérieur de toi : émotions, pensées, jugements, images ? Ou est-ce que tu as un peu d’espace disponible autour de ça ?
Découvrir comment fonctionne le mental, ça peut être vertigineux : on a tellement l’habitude de s’appuyer sur ses jugements et raccourcis pour vivre qu’on peut avoir l’impression de perdre pied.
Mais l’autre versant, c’est que quand tu pars en cacahuète dans ta tête, tu peux remettre de l’espace autour du hamster. Tu peux voir que ça s’emballe plutôt que simplement t’emballer.
Et ça fait une énorme différence.
Bon pas forcément tout de suite, je te l’accorde. Au début non seulement tu t’emballes mais en plus tu vois que tu t’emballes et ça peut donner l’impression de s’en rajouter une couche.
Mais en faisant ça, tu développes ta capacité à ralentir et à observer ce qui se passe en toi plutôt que sauter des deux pieds dedans. Tu t’offres du ralentissement là où il n’y avait que de la réaction.
Quand tu déprimes, tu en chies déjà assez comme ça, t’es pas obligé·e de croire ce que te raconte le film en plus. Tu peux y mettre une dose de “mouais mais je sais que c’est monté ton histoire”. Pareil quand tu te prends des trips de supériorité.
Et petit à petit, cette capacité à observer et à ne plus être l’esclave crédule du monteur mental peut même t’amener à avoir plus de douceur pour ce qui se passe à l’intérieur. Et plus de souplesse vis-à-vis des autres, parce que tu n’es plus dupe.
Quand quelqu’un est dans les griffes du monteur, tu peux aussi arrêter un débat stérile plus rapidement, parce que tu sais que le film que visionne la personne à ce moment là lui paraît irréfutable. Que ça ne sert à rien de lutter, tu peux soit écouter, soit t’as pas envie et tu changes de sujet, ou tu pars.
Bref : ça rouvre des options, là où avant, tu sautais sur le popcorn et tu payais pour subir le film sans aucune distance.
Et c’est le premier pas vers la libération.