Dans ce chapitre, je t’invite à sortir d’une évidence, tellement énorme que beaucoup s’y jettent parce que ça paraît logique : celle de la productivité, de l’efficacité, du rendement.
Tout part d’une idée assez étrange : celle selon laquelle il faudrait gagner du temps.
Gagner, d’après le Robert :
S'assurer (un profit matériel)
Acquérir, obtenir (un avantage)
Dans les deux cas, ce qui est drôle, c’est qu’il s’agit du futur : soit assurer un profit (futur) soit obtenir quelque chose (futur). Donc gagner du temps, c’est forcément une activité tournée vers le futur. Et le futur n’existe pas, par définition. Tu n’es jamais dans le futur, tu ne connais personne dans le futur, tu n’as jamais fait quoi que ce soit dans le futur.
Donc on utilise le présent pour hâter ou rentabiliser un futur qui n’existera jamais.
L’idée même de “gagner du temps” devrait être un oxymore. On ne peut jamais gagner du temps. On a le temps qui est sous notre nez, maintenant, jusqu’à ce qu’on n’en ait plus, et à ce moment là on ne se pose plus de questions, de toutes façons.
Ça paraît peut-être simpliste ou niais de regarder ça comme ça, mais si tu prends le temps (ha!) de plonger dedans, tu vas te rendre compte que ce qui est le plus fou, c’est toute cette énergie utilisée à gagner du temps qui n’existe pas.
J’ai suivi un cours avec un champion de la productivité. Le roi du raccourci clavier, le pape de l’agenda bouclé et des “hacks” (un mot cool pour dire : trucs) pour gratter des minutes et des secondes par ci par là. D’après lui les secondes récupérées s’additionnent et ça libère plein de temps, ce qui permet de faire beaucoup plus de choses dans une journée, de ne jamais laisser un email sans réponse, et d’être beaucoup plus efficace. Mais combien de choses c’est assez ? Quelle vitesse de réponse est la bonne ? En quoi c’est mieux de taper un mot en 3 touches plutôt que le mot en entier ? Je suis sortie du cours en me sentant nulle et compressée par cette vision du temps. Mais je me disais qu’il avait sans doute raison, il avait l’air d’en accomplir effectivement beaucoup plus.
Cette mode de la productivité me fait penser au marchand de pilule perfectionnées du Petit Prince1, qui promet de gagner 53 minutes par semaine (“Les experts ont fait des calculs”) en avalant une pilule qui permet de se passer de boire.
Et qu’est-ce qu’on fait avec ses 53 minutes récupérées ? “Ce que l’on veut”
Et si la question était complètement à l’envers ? Et si ce que l’on veut, c’est arrêter de s’optimiser le moindre recoin pour récupérer des minutes qu’on pourra optimiser à leur tour ?
Le temps précieux vs le temps pas si important
Comme je ne suis pas d’une mauvaise foi sans fond, je reconnais bien que derrière cette histoire d’optimisation, il y a l’intention de passer moins de temps sur les tâches dites moins nobles, pour se consacrer à des choses qu’on considère comme plus importantes : souvent, la famille, les proches, ses passions.
Mais ça part aussi d’une idée très douteuse : qu’il y a du temps précieux, et du temps un peu pourri mais incompressible. Cette manie de hiérarchiser et de diviser les choses est beaucoup moins innocente qu’il n’y paraît.
C’est une addiction collective au jugement.
On ne regarde pas la réalité, on est beaucoup trop occupés à la juger.
Et peut-être qu’en lisant ça, tu te dis : “mais non elle dit n’importe quoi, elle va quand même pas me faire croire que laver une assiette sale c’est plus important que de prendre mon enfant dans les bras ?”.
Mais dans les deux cas, c’est ta vie. Si tu choisis de laver l’assiette sale, alors que ton enfant veut un câlin et que t’as pas envie de lui en faire un, alors oui, à ce moment là, laver l’assiette est plus important que lui faire un câlin, et autant en profiter pleinement. Ce n’est que parce qu’il y a une idée préconçue de ce qui est important ou pas, ce qui a de la valeur ou pas (qui la plupart du temps vient de l’extérieur, de ton éducation, des espèces de grandes idées qui flottent dans les airs et que tu n’as jamais remises en question), que laver l’assiette peut être comparé à prendre un enfant dans les bras.
Si tu n’as pas d’idée d’avance, ça n’a aucun sens de même comparer les deux, ça ne marche pas comme ça. Si tu as envie de faire un câlin tu le fais. Et si tu veux laver ces assiettes, tu le fais. Chaque chose a parfaitement sa place, avant que tout jugement se pose dessus.
Je sais que ça peut paraître complètement absurde voire tabou de penser ça, mais c’est la réalité. Personne ne peut donner de valeur aux moments, à part toi. Et si tu décides qu’il y en a qui valent plus que d’autres, c’est le début de problèmes (imaginaires, parce que créé entièrement dans ta tête) que tu peux passer un temps infini à résoudre.
Ce que tu penses des autres (ou ici, du temps), c’est ce que tu penses de toi
Là où ça devient merveilleux, c’est que ce n’est pas juste une façon de regarder le temps, cette mentalité se retrouve dans la façon de regarder les gens, sa vie. Il y a des vies un peu pourries et des vies plus chouettes. Des vies plus importantes que d’autres. Des parties de soi un peu pourries et des parties de soi chouettes. Des moments pendant lesquels on s’en fout un peu d’être en vie, et des moments où c’est important, il faut être présent·e et en profiter “à fond”.
C’est le début de la productivité et de toutes les questions sur “bien utiliser son temps”. Tout est posé sur une idée séduisante mais complètement fausse qu’il y a des moments mieux que d’autres. Et à partir de là, ça devient un enjeu de vie ou de mort de mieux utiliser “son temps”. Sauf que mieux utiliser son temps, dans cette logique, ça veut dire continuer le travail de chirurgie et découper, optimiser, ranger, contrôler le temps.
Paradoxalement, plus tu fais ça, plus tu as l’impression qu’il n’y a jamais assez de temps. C’est la course pour remplir ce qui est déjà plein par définition : le moment présent.
Tu commences à choper l’arnaque absolue du truc ?
Si tu découpes ton temps, c’est toi que tu découpes. C’est ta vie en fait, que tu cherches à découper, contrôler, rentabiliser. Si tu cherches ça, c’est que quelque chose ne te va pas.
Là où il y a du contrôle, il y a de l’insatisfaction cachée. C’est là que c’est intéressant de creuser. Pas à côté.
Optimiser le temps, c’est creuser à côté du problème.
Qu’est-ce qu’on veut vraiment dans cette histoire de productivité ?
Prends le temps de répondre pour toi : qu’est-ce qui serait différent, d’après toi, si tu étais parfaitement productive et accomplissait tout ce que tu veux ?
Quelques réponses fréquentes chez mes client·es :
Tu serais épanoui·e
Tu serais fière de ce que tu accomplis
Tu serais satisfait·e à la fin de tes journées
Tu aurais plus de temps pour toi
Tu aurais l’impression de profiter des choses plutôt que de courir
Tu te sentirais à l’aise, heureuse, en paix
Ce qu’on veut, au fond, derrière cette histoire d’organisation et d’optimisation, c’est une de ces deux choses :
Profiter du moment présent
Trouver de la paix intérieure, le sentiment d’en avoir fait “assez”
Aucun de ces deux objectifs ne se trouve au fond d’un livre ou d’un cours de productivité. Le moment présent et la paix intérieure sont toujours là, derrière les jugements et les idées que tu t’es fait sur ce qui se passe dans l’instant.
Continuer à mettre du contrôle sur la réalité, c’est se couper encore plus de ce qui est là, à chaque moment : la perfection du présent tel qu’il est, peu importe son contenu. Que ce soit une assiette sale ou un mignon morveux dans tes mains.
La semaine prochaine on continue cette exploration du temps et de comment lâcher le contrôle et plonger dans le présent, avec un article sur le temps des machines et le temps des humains.
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Merci BJ d’avoir remis la main sur cette merveille, pendant une délicieuse matinée-café que l’on aurait pu (à tort) qualifier de temps perdu <3
Je suis tellement d'accord avec cette idée qu'il n'y a pas de moment plus important qu'un autre, tout à sa place dans notre vie à partir du moment où on est en accord avec. Il n'y a pas de bonne ou de moins bonne chose à faire... je transmets souvent ce concept dans mon boulot : on met son temps dans ce qu'on veut pas dans ce qui est "bien vu". Merci beaucoup pour cette analyse 👍🏻
Fascinant !!! Ça résonne à l'intérieur de moi 😁