Leçons de création pour amoureux·ses des deadlines
et pourquoi les comédiens sont des créatures inspirantes
Depuis très longtemps, je suis motivée par les deadlines.
Je me souviens finir des mémoires et dissertations à la lumière blanche et bleutée de l’écran d’ordinateur, entre une pile de livres, un bol de M&Ms et un thé refroidi depuis longtemps. La table qu’on avait à l’époque n’était pas solide, elle était faite dans un espèce de plastique tressé très instable, qui faisait légèrement rebondir l’ordinateur à chaque lettre tapée dans la frénésie passionnelle de la dernière minute. À quelques mètres de ma coloc dormait paisiblement. Je me souviens de cette sensation un peu chaotique, un peu excitante : finir les choses à la limite.
Finir trop tôt, dans ma tête, c’est laisser beaucoup de place aux doutes. Est-ce que c’est assez bon ? J’aurais sans doute pu faire plus de recherches ? J’ai peut-être fait un hors sujet ?
Les dernières heures sont magiques parce qu’elles sont vides de ce doute. La dernière minute, ce n’est pas juste l’apanage de celles qui ne savent pas s’organiser, c’est aussi le moment où le perfectionnisme se tait et où le travail se fait.
C’est là où tout trouve sa place : les heures de recherche à la bibliothèque ou à rêvasser sur un banc, les révélations pendant une discussion, une série télé qui n’a rien à voir ou même un rêve, les 210 passages surlignés et les idées d’illustrations pour aller avec.
Quelques années après ces nuits blanches au café, j’ai créé une entreprise. Pendant 10 ans j’écrivais une newsletter toutes les semaines, sans faillir, et à certains moments je publiais même tous les jours. Je savais que ça devait partir le jeudi (ou le mardi j’ai un doute maintenant), et sans faute, ça partait. J’ai eu surprenamment peu de semaines off pendant ces 10 années.
Plus de délais, plus de projets ? 
Le problème arrive quand il n’y a plus deadlines : pas de notes à la fin, pas de client·es impatient·es de recevoir un email le mardi, pas de collègues qui relancent, pas de rendez-vous à honorer ou de réelle nécessité de finir ce mois-ci plutôt que le prochain.
Juste soi-même, et le projet de son coeur.
No big deal.
Comment on fait quand on n’a personne à qui rendre compte ? 
Pour chaque phase d’un projet (créatif ou non d’ailleurs), il y a un danger correspondant :
Avant le début : ne jamais leur accorder du temps
Au début : rester coincé·e dans la phase recherche et inspiration à l’infini
Au milieu : laisser tomber et recommencer de nouveaux projets à l’infini
A la fin : ne jamais finir et montrer ou retriturer le même projet à l’infini
Et pour chaque phase et chaque personne, il y a des stratégies différentes qui fonctionnent. Je vais donner quelques unes des miennes, mais je sais qu’elles ne s’appliqueront pas à tout le monde (je serais d’ailleurs ravie et curieuse de lire les votres en commentaires).
1. Stratégie pour se lancer
Celle là s’applique à tout le monde (oui je sais ce que j’ai dit, je commence par une exception) : pour pouvoir créer, il faut réaliser à quel point c’est important pour soi.
Toutes les excuses du monde viennent d’un seul endroit : la peur d’y aller. Et la peur d’y aller ne bloque que si on ne prend pas le temps de regarder ce qui est important pour soi.
Il n’y a qu’une seule stratégie pour se lancer, c’est d’accepter à quel point on a envie de créer, et y aller. Il y a probablement des couches de jugement, de bonnes raisons, de honte, de c’est trop tard pour s’y mettre, de non mais quand les enfants seront plus grands qui se manifestent dès que tu t’approches d’un crayon ou d’un instrument ou du roman que tu veux écrire, et la vérité c’est qu’il n’y a que toi qui peut décider si c’est assez important pour y consacrer du temps.
La quantité de temps n’est pas importante, la reconnaissance de ton envie est indispensable.
Mon excuse préférée à moi c’était “non mais je sais pas par où commencer, faut que je sache exactement quoi faire avant de m’y lancer”. Du coup ça a pris 10 ans pour prendre au sérieux mon envie d’écrire…
2. Stratégie pour le début 
Pour commencer, ma stratégie préférée c’est de me fixer un cadre. Par exemple en ce moment, j’écris une romance. J’ai suivi un format pour me guider, et je veux écrire environ 30 chapitres, j’ai à peu près les axes. J’écris avec assez peu d’informations et je découvre mon histoire en l’écrivant, donc le cadre m’aide à ne pas me retrouver dans une jungle touffue de scènes sans rythme et sans conflit.
Le cadre peut venir :
de la forme : par exemple j’ai fini mon premier livre en l’écrivant sous forme de liste, des clientes ont écrit sous forme de mini poèmes pour des parties du corps, de photos accompagnées d’un texte, de journal intime sur une période donnée, etc.
de la temporalité : on se donne 1 mois pour faire des recherches et à la fin du mois on décide de la direction qu’on veut donner à son projet
du genre qu’on travaille : tout genre a des codes, une histoire, des incontournables et des sens interdits. Ce n’est pas tricher que de chercher à connaître les codes du monde dans lequel on veut plonger. Au contraire, ça fait gagner du temps et de la profondeur, et c’est en voyant ce qui nous inspire et ce qui nous plaît moins qu’on commence à affiner son goût.
du matériau : un zine sous forme de collage peut être limité en nombre de page, en espace, on peut se limiter sur les couleurs, la mise en page, la source des matériaux…
des autres : on peut décider volontairement d’aller chercher l’inspiration chez les autres. J’ai décortiqué plusieurs romans d’une autrice dont je trouve le sens du rythme incroyable, et j’ai cherché à comprendre ce qu’elle fait et qui fonctionne pour l’adapter dans mes romans, ou corriger le tir quand ça devient chiant ou frénétique. J’ai copié des poèmes en cherchant à reproduire le rythme des syllabes ou les effets sonores, tout en écrivant sur autre chose. Ce que je lis ou ce dont je m’inspire se retrouve dans mon écriture, volontairement.
Le cadre, ça marche pour la recherche, ça marche pour écrire, ça marche pour tout. Avec le temps, tu apprends aussi à reconnaître les cadres qui t’aident à créer et les cadres qui t’assèchent. C’est ok de jouer jusqu’à trouver ceux qui te conviennent. Et c’est ok aussi d’être scolaire et d’imiter pour apprendre. Tant que tu prends du plaisir et que ça t’aide à avancer, prends ce qui fonctionne et crée !
3. Stratégie pour le milieu tout mou 
Celle-là est difficile, je suis en plein dedans. Voilà ce que je mets en place :
Challenge de 100 jours : cocher les cases chaque jour où j’écris, avec un groupe de lectrices de ces Love Notes
Ecouter des podcasts qui m’inspirent et me donnent envie de bosser
Groupe d’écriture : je sens que j’ai besoin de créer une routine de feedback, et pas seulement de production. Et dans tous les podcasts que j’écoute, les auteurices ont des groupes d’écriture pour les aider à avancer et à se débloquer. Donc je suis en train de faire pareil et de créer le mien. A terme j’aimerais rejoindre un atelier pour être régulièrement entourée de gens qui créent.
Revenir à la stratégie n°1 : me rappeler pourquoi c’est important pour moi, et que je suis en train de réaliser mon rêve de créer et d’écrire régulièrement.
4. Stratégie pour finir
C’est le retour de notre amie la deadline. Ma stratégie pour finir est la suivante :
Quand tu t’approches de la ligne d’arrivée, fixe une date et fais un évènement (en ligne, en public, avec 2 potes, c’est toi qui choisis) pour t’obliger à franchir les dernières étapes.
Ça peut être un groupe de bêta testeurs qui attendent tes pages avec impatience, un zoom avec ton groupe de création où tu vas enfin leur présenter le résultat. La forme a peu d’importance, c’est la deadline et le public qui comptent.
Autres possibilités moins angoissantes :
Participer à un cours orienté sur ce sujet (j’ai animé un groupe pour écrire un petit livre en 6 mois et tout le monde a fini son livre en 6 mois, parce qu’on s’était fixé ce rythme ensemble)
Offrir ta création à quelqu’un pour son anniversaire ou un évènement
Trouver des copaines avec qui se fixer un challenge de finir ses projets et se motiver ensemble à finir pour une date convenue à l’avance et indiscutable.
Stratégie bonus : montrer ce qui est en cours
Vendredi dernier, j’ai vu une comédienne en rodage. Elle avait son carnet sur scène, et elle avait choisi de ne pas faire comme si tout était maîtrisé. Par moments elle allait chercher ses notes en disant “Attendez, yavait une blague que je voulais vous faire, c’était quoi déjà ?”.
Elle a fini son spectacle en annonçant : “Je vais vous faire une blague que j’adore mais qui ne marche jamais, je sais pas pourquoi mais je l’adore donc je vais la faire quand même, et puis ensuite je vais faire un truc qui cartonne à tous les coups et ce sera fini pour ce soir.”
J’ai envie de nous laisser là-dessus, et de prendre exemple sur les comédien·nes, ces créatures courageuses.
Montre-nous ton travail en cours. Dis-nous ce que tu as dans le coeur et que tu rêves de créer. Parle-nous de tes passions fugaces et de tes folies créatrices. Ne crois pas que ça n’intéresse personne tant que ce n’est pas parfait, c’est faux !
La vérité c’est qu’on a toutes et tous un peu la trouille de nos élans créatifs, surtout quand on n’a pas grandi dans des milieux artistiques ou adjacents à l’art, et qu’on a appris à considérer ça futile, un peu ridicule, réservé aux gens qui ont du talent ou à un hobby sans ambition du dimanche aprem.
Tu as le droit de prendre tes désirs créatifs au sérieux, même si tu n’as pas envie d’être publiée, de monter sur scène ou de faire des sous avec. Insurge-toi contre cette logique capitaliste où n’a de valeur que ce qui rapporte des sous. Révolte-toi en créant, en prenant du temps pour ça et en déclarant ce qui est important pour toi. Le processus est la récompense quand on crée, et c’est presque une rééducation pour nos cerveaux matrixés aux rendements.
Deux jours après avoir vu cette comédienne, on est à un dîner entre copains. Il fait nuit depuis longtemps, et les conversations se font à voix un peu plus basses, entre les cuillères chocolatées du dessert et les tisanes qui arrivent. C’est ce moment de calme où la soirée pourrait s’arrêter, ou bien trouver un nouveau souffle. Un ami qui écrit du slam me parle de son texte en cours de rédaction. Il n’est pas sûr de certains passages, il a peur que ça heurte les hommes et que ça soit trop dur pour être audible.
Je me demande si j’abuse mais je lui dis : “Est-ce que tu serais ok pour nous le lire ?”. Ses yeux brillent “Carrément.”
Et il nous a offert 10 minutes de poésie, de grâce et de courage.
Ce qui reste avec moi, ce sont ses yeux, comme si la proposition de lire le texte en cours d’écriture était un cadeau, pas du tout une torture ou une mise à l’épreuve. C’était un bonheur de performer ce texte, dans son état, et d’avoir nos retours.
Ça peut être une joie de partager nos élans et nos créations. Offrons-nous des deadlines et créons, créons, créons !
Bonne semaine et à bientôt.






Merci pour mettre des mots sur mon... état ! Et de me donner une possibilité de repartie aux gâche-trips culpabilisants : "La dernière minute, ce n'est pas l'apanage (...). C'est là où tout trouve sa place..." Ça rassérène !
Chère Laure, je vs ai laissé tomber, toi, vous et mon engagement. Bien sur, j'ai des milliers d'excuses : on est parti un mois en vacances, quand ça a commencé. A mon retour, j'avais mille choses à faire : remplir le séjour ds le désert avec des femmes en quête d'elles-même, de vie, d'authenticité (et j'en ai dix et on part ce jeudi : joie !); revoir mon manuscrit et j'ai renvoyé la V2 ce dimanche (double joie :) et j'attends leurs retours :) préparer la comm pr ce livre, tout en animant une trans-formation de facilitatrices de cercles, un cercle d'automne une fois/semaine, le cercle sur Télégram qui suit l'évolution de mon livre, et qui va le précommander, tt ça tt ça...tout en gérant une énorme émotion dûe à une grosse engueulade avec une partie de mes frères et soeur au sujet de l'héritage parce que j'ai eu une avance sur héritage plus importante qu'eux, alors que notre papa est encore vivant...et en choisissant d'aller quand mm à noel avec eux ts car notre papa a 97 ans, et que j'ai qd mm l'espoir qu'on soit assez intelligents pr dépasser ça...tout en lisant et cherchant quelqu'un qui écrive ma préface. Et personne à l'horizon de suffisamment connu pour que ça ait un impact comme le veulent les éditrices...alors, merci Laure, pour tes love notes. Et au plaisir de te lire