Bonsoaaaaaaaaaaar,
Dis donc, ça fait un moment qu’on s’est pas parlé. Ahem *regarde innocemment le plafond* *tapote le pied par terre* *tente un sourire charmeur*.
Mon dernier article date de ma fracture de la cheville. Et depuis, j’ai été occupée à refaire cette cheville traîner sur le canapé de mon amoureux, ruminer sur ma perte d’autonomie, renverser encore plus de tasses de café que d’habitude, reprendre (péniblement) le travail avec une patte en l’air, découvrir les joies et les limites du droit du travail et de la sécu, flipper, espérer, souffrir, m’émerveiller, faire des pas, recevoir des applaudissements (pour de vrai) en rentrant sans béquilles au bureau. Et puis aussi j’ai repris le taf en présentiel, co-acheté un appart, co-fait des travaux, déménagé et pfiou…
Du très beau et du très relou, dans un gros paquet de vie.
Tout ça pour dire que j’avais pas vraiment l’inspi ni le temps pour des Loves Notes. Surtout que je croyais que le plus dur était derrière moi quand j’ai eu l’opération puis les 2 mois d’immobilité forcée derrière. Douce innocence.
En fin d’année quand on m’a dit “c’est bon tu peux reposer le pied par terre”, je m’attendais à courir comme un petit cabri en quelques semaines, au pire 2-3 mois. J’essayais de tempérer mon ardeur en me disant que ce serait peut être long, mais le plus souvent, quand quelqu’un me disait “Laure, tu sais la rééducation, c’est long et ça fait très mal”, je répondais “Ttt tt tt, ne sois pas négatif, ça c’est ta rééducation, la mienne sera un océan de joie et de miracles”.
Eh ben gros spoiler pour toutes celles et ceux qui comptent se péter un membre dans les semaines à venir : la rééducation est un gros tas de fumier dans lequel tu dois replonger, volontairement, plusieurs fois par semaine, pendant des mois, voire des années si tu l’as pas fait avec assez d’enthousiasme la première fois. Youhou.
On n’apprécie pas nos chevilles à leur juste valeur
Je peux désormais le dire d’autorité, après avoir perdu l’usage de la mienne que je retrouve partiellement et au prix d’efforts intenses : les chevilles, c’est super (on appréciera le niveau d’expertise, je suis à deux doigts du doctorat d’orthologie ou quelque chose du genre).
Je ne savais pas tout ce que faisait ma cheville avant. Je ne réalisais même pas les milliers de petits muscles (chiffre non contractuel), tendons et autres trucs qui la composent et lui permettent de fonctionner correctement.
Si tu veux un aperçu de ce monde incroyable, mets-toi en équilibre sur une jambe, là, ou si c’est trop compliqué, fais un cercle avec ton pied, comme si tu voulais dessiner le plus grand O possible avec tes orteils : la cheville est indispensable à tout ça. C’est elle qui permet de descendre les escaliers, monter les escaliers, marcher, courir, sauter, avoir confiance quand on descend d’un trottoir, ou qu’on lance un ballon, se mettre sur la pointe des pieds, danser ou bien pour attraper quelque chose au vol.
C’est un comble, à quel point j’apprécie ma cheville maintenant qu’elle ne fonctionne plus comme avant. Toutes ses limites me font réaliser à quel point elle est fantastique. Je me languis du temps où je n’avais pas à y penser dans mon quotidien.
Un effort vain et joli
Quand on est blessée ou malade, peut naître une envie de s’émerveiller en permanence, d’accorder plus d’attention à tout ce qu’on ne voit pas et qui marche si bien. Je pourrais me dire : dès que ma cheville refonctionne, je vais l’apprécier comme jamais, la couvrir de bonnes ondes et lui accorder toute mon attention et ma gratitude. Mais c’est faux. Dès que je n’ai plus à y penser, le bonheur, c’est justement ça, de ne pas y penser. Je n’ai pas envie de me mettre de challenge de gratitude qui va durer 3 secondes au mieux.
J’aime cette nouvelle conscience qu’une partie de la magie du corps qui fonctionne, c’est d’être invisibles. C’est sans doute pour ça que la politique des belles choses est plus difficile à mener que la politique de la haine et de la dénonciation. On ne peut pas constamment attirer l’attention sur ce qui fonctionne, c’est perdu d’avance. Mais je crois qu’on peut quand même apprendre à apprécier l’absence de friction ou de fatigue.
L’invisible et l’empathie
Quand le corps, une relation, un objet, ou même une boîte fonctionnent, on n’y pense pas. C’est quand ça dysfonctionne qu’on se prend la tête, on rumine là dessus, on décortique. C’est à ce moment qu’on pense avec nostalgie, rancoeur ou rage que c’était mieux aaaavant. Et peut-être que ce qu’on veut vraiment dire, c’est pas que c’était mieux, mais que c’était invisible. On n’avait pas à y penser.
Ça peut nous plonger dans l’émerveillement, c’est vrai, mais c’est aussi une invitation à l’empathie : ce qui est invisible pour soi ne l’est pas pour tout le monde. Les quelques semaines où j’ai du me déplacer en béquilles ou fauteuil roulant, j’ai pu voir à quel point les villes sont conçues pour les personnes ont deux jambes valides, mais pas pour les autres.
Il y a des soirs où j’aurais voulu voir du monde mais rien que la fatigue de descendre l’escalier (le fauteuil ne rentrait pas dans l’ascenceur), demander à mon amoureux de descendre le fauteuil, passer la lourde porte de l’immeuble, puis traîner fauteuil ou béquilles sur des trottoirs penchés, étroits, pas aménagés, tout ça pour arriver dans un endroit où je devrais me mettre en bout de table, ou de travers pour pouvoir poser ma jambe, était suffisamment décourageant pour renoncer à sortir.
Et c’est aussi ce qui rend si rageant les discussions sur les inégalités et discriminations. La charge mentale, elle n’est visible que pour celles et ceux qui se la trimballent. C’est facile de dire “Je ne vois pas les couleurs, je considère tout le monde comme égal” quand tu es Blanc, et que ta couleur de peau n’est jamais un sujet où que tu ailles. Quand tu as le droit d’avoir n’importe quel rôle et identité, sans vivre avec une étiquette lourde d’attentes et de scénarios pré-écrits au-dessus de ta tête. Quand l’histoire ne parle que des gens qui sont comme toi, c’est pas si dur de croire à ton importance et à ta légitimité d’être là, où que tu sois.
“J’ai troqué tout ce qui faisait ma singularité contre la tranquillité”
C’est une phrase d’Anas Daif dans son ouvrage Et un jour je suis devenu arabe (Tumulte Editions - 2024), qui s’est virilisé dans son adolescence pour ne pas avoir à subir de blagues et d’agressions homophobes.
Ce qui est invisible pour moi ne l’est pas pour l’autre. Ce qui n’est pas un sujet pour toi est peut-être une source d’épuisement ou d’aliénation quotidienne pour l’autre. L’espace public et l’espace privé sont comme de grande lentilles colorées qui laissent passer ou ne laissent pas passer certaines personnes.
Peut-être qu’une bonne façon de penser la discrimination / le privilège c’est en terme d’efforts et d’énergie à déployer pour simplement exister. Prendre le métro sans devoir ajouter 30 minutes au cas où tu te subis un contrôle “aléatoire” ; rentrer chez soi sans avoir à ranger-préparer-le-dîner-faire-les-devoirs-coucher-les-enfants-penser-aux rendez-vous-médicaux-organiser-la-vie-sociale-de-la-famille-avoir-l-air-jolie-et-disponible. Regarder un film et pouvoir se projeter dans des personnages intéressants, multiples, aux corps et aux âges variés. Tenir la main de son amoureux·se sans devoir baisser le regard ou porter un bouclier. Emprunter un trottoir sans faire de détour pour éviter de se retrouver coincé·e derrière une voiture mal garée.
Dans une excellente interview (réf en bas de page), l’historienne et artiste noire-américaine Nell Irvin Painter (autrice de L’Histoire des Blancs) raconte qu’elle a du commencer par étudier l’anthropologie parce que c’était “la seule discipline dans laquelle on pouvait s’intéresser aux humains non-Blancs”.
Quand le système marche pour toi, que tout a été créé pour et par des gens comme toi, c’est difficile de s’en rendre compte parce que c’est aussi invisible et indolore qu’un corps en bonne santé. Comme tu n’as pas d’efforts à faire pour y vivre, tu as justement assez d’énergie pour écouter et voir que l’expérience des autres n’est pas aussi facile.
Les lentilles à travers lesquelles tu regardes le monde ne sont pas méritantes, ou plus vraies que les autres. Si c’est facile pour toi, alors va lire, écrire, écouter des récits d’autres pour qui ce n’est pas le cas.
Et si tu ne sais pas par où commencer, voici 3 pistes en dessous.
Bonne journée,
Laure
1 livre
Anas Daif, Et un jour je suis devenu arabe
1 podcast (en anglais)
1 poème
L’inspiration sur ce sujet est venue en lisant Emily Dickinson, traduite par Françoise Delphy pour cette édition complète de ses poèmes chez Flammarion. Elle parle de contraste et de l’inextricabilité des choses et de leur contraire, et ça m’a tout de suite fait penser au fait qu’on comprend le privilège qu’est la santé quand on la perd, même momentanément, et puis en écrivant j’ai réalisé que cette dichotomie invisible / visible sous-tendait aussi les questions sociales et sociétales qui nous malaxent et me pétrissent en ce moment.
Voici le poème :
93
Water, is taught by thirst.
Land – by the Oceans passed.
Transport – by throe –
Peace, by it’s battles told –
Love, by memorial mold –
Birds, by the snow.
93
On apprend l’Eau par la soif.
La Terre – par les Océans traversés.
La Jubilation – par les affres –
La Paix, par le récit des batailles –
L’Amour, par l’humus de la tombe –
Les Oiseaux, par la neige.
PS : j’expérimente avec le format de cette newsletter. Ça fait des années que je n’ai pas écrit “sans rien à vendre”, et je ne sais pas encore dans quelle direction ça va m’emmener. J’ai toujours les mêmes sujets d’obsession : la poésie, l’écriture, la psychologie, l’amour. J’ai envie d’écrire des choses plus longues et plus fouillées pour organiser mes pensées aussi, mais je me laisse libre de ce qui va advenir. En espérant que ça soit intéressant pour les lecteurices. Merci d’être là !
Ton texte me parle!
1/ Parfois quand je dévale les Escalators du métro, je me souviens d’à quel point c’était chose douloureuse, impossible après mon entorse…
2/ Je me dis souvent que je devrais plus apprécier de respirer sans avoir à y penser, mais seulement quand je suis enrhumée.
3/ Peut-on être myope et faire Koh Lanta ?
Bref, peut être faut-il quelques petits tracas de la vie pour apprécier celle-ci 😌
Magnifique ce poème d'Émilie Dickinson, Merci Laure !