Une plongée dans le monde poétique de Natalie Diaz
Lecture de près d'un Poème d'amour Post-colonial
Bonjour,
Aujourd’hui, je te propose de mettre de la poésie dans ta journée, et de découvrir une poétesse de la nation mojave, membre de la communauté de la Rivière Gila et ancienne basketteuse pro (entre autres) : Natalie Diaz.
On va profiter de sa poésie pour entrer en contact avec le texte, et pratiquer la lecture proche. Le terme exact c’est lecture attentive mais ce terme est chiant, je préfère lecture proche, pour parler de la proximité qu’on va avoir avec le texte, comme on essaierait de se rapprocher d’une personne pour mieux la connaître, et à force de l’écouter, de lui poser des questions, on se mettrait à voir la personne plus profondément, on remarquerait les petites aspérités, ce grain de beauté à la racine des cheveux, cette petite cicatrice en travers de l’arcade, à droite, tout ce qui passe inaperçu quand on ne s’arrête pas assez longtemps pour le découvrir.
C’est pareil pour les textes. Je lis pas mal, mais si je suis honnête, il me reste souvent peu des livres que j’ai lus. Une sensation, peut-être une phrase, un personnage qui continue à vivre en moi comme un vieil ami.
J’adore la poésie parce qu’avec sa forme courte, ses choix de mots, son sens du rythme, elle m’oblige à ralentir. Je n’arrive pas à lire la poésie comme je lirais un roman, en me laissant emporter pour réaliser 4 heures plus tard que la nuit va être terriblement courte.
La poésie me nourrit différemment. Elle me donne envie de lever le pied, de lire à voix haute, de revenir encore et encore sur quelques lignes particulièrement bien tournées. Parfois un seul poème est suffisant pour toute la journée. C’est frustrant parce que j’ai envie d’en lire des tonnes. Mais il y a quelque chose dans la poésie qui ne se laisse pas consommer.
Et je l’aime pour ça. Tout ce qui remet de l’espace, du ralentissement et de l’amour dans ce monde de transaction, de productivité et d’utilitarisme me fait du bien jusqu’au bout des doigts de pied de mon âme.
Donc je nous invite chez Natalie Diaz aujourd’hui, dans un des poèmes de son incroyable recueil Poème d’amour Post-colonial qui a remporté le prix Pulitzer de poésie aux Etats-Unis en 2021.
La pratique de la lecture proche est très simple : on lit le poème (ou le texte), plusieurs fois et on prend le temps de remarquer comment il est fait, sans juger ou analyser, juste remarquer, puis on peut lui poser des questions et chercher les réponses.
Je trouve que c’est plus facile avec le texte imprimé et un crayon mais pour notre Love Note, j’ai fait l’exercice sur l’écran.
La lecture de près : botte secrète des écrivain·es ?
Avant de s’y lancer, je veux juste dire quelque mots sur cette pratique. D’abord, j’ai écouté plein d’interviews d’auteurs et d’autrices de tous styles, et ils ont tous des façons d’écrire, de créer, des habitudes, des conseils différents. Mais il y a une chose que beaucoup nomment comme un point de bascule : le moment où iels ont “appris à lire comme des auteur·ices”. Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?? je me demandais à chaque fois, espérant découvrir le Graal qui ferait de moi une autrice confirmée, publiée et adulée (mais qui s’en foutrait de la fame, car elle fait ça pour l’art, bien entendu).
En creusant, et en assistant à des cours, j’ai fini par me faire ma propre philosophie du sujet : lire comme un·e auteurice, c’est lire en créant une relation avec le texte.
Ce n’est pas faire son/sa gro·se snob et lire avec un filtre intello, en projetant des conclusions et des hypothèses sur l’état d’esprit de l’auteurice, ses intentions et en se sentant supérieur parce qu’on se souvient de ce qu’est une allitération ou une litote. *roulement d’yeux*
Lire de près, c’est plutôt : remarquer qu’il y a 5 phrases qui commencent par le même mot. Que les phrases sont longues au début et de plus en plus courtes, qu’il y a un moment où il y a beaucoup de consonnes percussives, des t, des p, des k, alors qu’on parle d’un sujet doux en apparence, et puis d’un coup des mots très courts avec des voyelles longues : des ou, des an, des u. On remarque ce qui se passe dans le texte. Plus c’est factuel, observable par d’autres à qui tu le montrerais, plus c’est précieux parce que tu vas pouvoir le reproduire, jouer avec.
Et puis on peut se poser des questions, par exemple : “je remarque qu’en une page, j’avais déjà envie que ce personnage s’en sorte, alors que je le rencontre tout juste, qu’est-ce qui se passe dans cette page pour me faire cet effet ?” ou “J’avais de la colère en lisant ce passage, qu’est-ce qui a provoqué cette émotion là dans le texte ?”.
Quand on fait ça, on peut se créer des exercices ou des jeux d’écriture sur mesure à partir de ce qu’on observe (Laura Vazquez est hyper forte pour ça, elle propose des exercices à partir de textes toutes les semaines dans son atelier gratuit).
Quand on prend l’habitude de faire ça avec les textes qui nous touchent, on se met à rentrer dans les coulisses des écrivain·es qu’on aime, on apprend des techniques sans même s’en rendre compte, on étend son terrain de jeu et on apprécie encore plus ce qui se passe en dessous des mots, juste parce qu’on a pris le temps de l’écouter d’un peu plus près. C’est une des pratiques qui a le plus de pouvoir pour changer notre façon de lire et d’écrire.
Sans plus tarder, partons à la rencontre du poème “Like Church”. Je l’ai copié dans sa forme d’origine, en anglais, puis je l’ai traduit, en partant et en divergeant de la traduction de Marguerite Capelle pour les éditions Globe.
LIKE CHURCH
I've only escaped through her body, What if we stopped saying whiteness so it meant anything. (...) Pluck one melon and another melon grows in its place. But it's hard, isn't it? Not to perform what they say about our sadness, when we are always so sad. It is real work to not perform a fable. Ask the turtle. Ask the hare. Remind yourself and your friends: Sometimes I feel fast Sometimes I am so slow. Sometimes I get put down in the street. Forever I win the wound they hang on my chest. Remind yourself, your friends. They are only light because we are dark. If we didn't exist, it wouldn't be long before they had to invent us. Like the light switch. ---- COMME L’ÉGLISE Je ne me suis jamais évadée qu'à travers son corps, Et si on arrêtait de dire blanc pour signifier tout. (...) Cueille un melon et un autre melon pousse à sa place. Mais c'est dur, hein ? De ne pas jouer ce qu'ils disent de notre tristesse, quand nous sommes toujours si tristes. C'est du boulot de ne pas jouer une fable. Demande à la tortue. Demande au lièvre. Rappelle toi et tes amis : Parfois je me sens rapide. Parfois je suis si lente. Parfois je me fais rabaisser dans la rue. Je remporte à jamais la plaie qu'ils accrochent à ma poitrine. Rappelle toi, tes amis. Ils sont seulement clairs parce qu'on est foncés. Si on n'existait pas, il ne faudrait pas longtemps pour qu'ils doivent nous inventer. Comme l'interrupteur de lumière.
Lecture de près :
l’utilisation des italiques, pour blanc et tout, et puis un peu après pour Parfois je me sens rapide. Parfois je suis lente. Ça crée des parallèles et ça fait ressortir les mots et s’arrêter. Perso ça m’a fait me demander : c’est vrai, pourquoi est-ce que blanc est le défaut ?
Il y a une rupture des italiques après le duo : parfois je me sens rapide, parfois je suis si lente, parfois je me fais / rabaisser / dans la rue. Les italiques sont là pour ce qu’elle dit d’elle, et même si la phrase garde la même structure, il y a une rupture quand elle parle de ce qu’elle subit, et même la phrase est coupée en trois morceaux.
Il y a une autre phrase qui se répète mais pas tout à fait : “Rappelle / toi et tes amis.” suivi de “Rappelle toi, tes amis”. La première fois “toi et tes amis” sont sur la même lignée, liés par “et”, la deuxième fois la phrase n’est pas coupée par un retour à la ligne, mais les amis sont derrière une virgule, ça donne un côté plus solennel pour moi, comme si c’était un conseil qui allait suivre.
Les retours à la ligne sont souvent en plein milieu d’une phrase, ça coupe la lecture et me fait relire une deuxième fois : après “Et si” et après le premier “Rappelle” en particulier.
et il y a des espaces en début de ligne, quasi tout le temps pour des mots seuls : “et si / tout / jouer / nous sommes / Rappelle / rabaisser / accroche.”
Cette phrase m’a beaucoup interpelée : “Ils sont seulement clairs parce que nous sommes foncés”. En anglais elle est très courte, met en avant l’opposition light / dark qui va revenir avec l’image de l’interrupteur.
L’image du melon au début, qui repousse et est remplacé par un autre dès qu’il est cueilli, n’est pas développée, au contraire, ça enchaîne sur “Mais c’est dur, hein ?” sur un ton familier, comme si c’était une conversation qui reprenait.
dans ce passage il y a cette opposition entre “ils” et “nous”. Comme dans “ce qu’ils disent de notre tristesse”. Elle ne précise pas qui sont ils et qui sommes nous, c’est laissé comme une évidence, mais en tant que lectrice je suis embarquée dans ce “nous”, en empathie avec. Ça revient à la fin du passage “Si on n’existait pas, il ne faudrait pas longtemps / pour qu’ils doivent nous inventer”.
“Nous” est comparé deux fois à un objet : un melon, un interrupteur.
Exercices :
Répéter une phrase mais en changer la structure légèrement à chaque répétition. Les deux premières fois pour parler de quelque chose que je me dis sur moi, la dernière pour parler de quelque chose qu’on dit de moi ou que je vis sans avoir le choix (positif ou négatif)
Trouver deux objets qui n’ont en apparence rien en commun (demander à quelqu’un de les choisir au hasard), et les utiliser comme métaphore de la même personne ou groupe de personne.
Voilà ! j’espère que cette plongée t’as donné envie d’aller voir tes textes préférés de plus près. Ce qui m’intéresse, c’est de partager cette pratique !
J’adorerais qu’en commentaire, ou en réponse à ce mail, tu me partages un élément de ta lecture de près. Une chose que tu remarques, même si c’est une déjà citée ci-dessus.
Ou si tu préfères écrire un court texte (300-400 caractères) à partir d’un des exercices, j’adore, je me ferai un plaisir de venir le lire!
Bonne lecture et bonne journée,
Laure
Il m'a fallu lire le poème en entier pour en comprendre et apprécier le sens. J'aime bien aussi me plonger dans la biographie de l'auteur.
Merci pour cette belle découverte!!